Corinne débute par la lecture d’un extrait de son livre, spécialement choisi à notre demande en lien avec sa visite à la ferme.
L’art sait depuis toujours qu’il existe une esthétique du chaos. Je déteste le sadisme qui trouve sa volupté dans la souffrance de l’autre, tout comme la complaisance qui consiste à magnifier l’horreur, mais je ne peux que constater que celle-ci produit parfois des fulgurances de beauté, d’autant plus déchirantes qu’elles côtoient la tragédie. Ainsi, dans les Sunderbans, à jamais liés pour moi au Pays des marées d’Amitav Ghosh, le photographe indien Arko Datto a documenté la catastrophe en cours dans un delta du Bengale progressivement englouti par les eaux. Comment l’enfer peut-il être aussi beau… Ses photographies génèrent des éclairs esthétiques qui ne gomment en rien le propos dramatique. Le magnifique et l’horreur peuvent coexister ; ils le font même sans arrêt. La vie manie avec une dextérité étonnante les dés de l’attrait et de la répulsion. Le beau et le laid, l’ennuyeux et le passionnant, le familier et l’exceptionnel, la joie et les tracas : il nous faut embrasser tout cela.
Sauf à être assigné à un bonheur perpétuel ou à un écrasement constant, c’est dans l’intervalle entre ces deux pôles, de leur alternance, que naît le sentiment incandescent d’être vivant. Cheminer sur cette ligne de crête qui oscille sans cesse entre inquiétude et émerveillement, et y trouver nos points d’équilibre, implique une égale aptitude à déceler la beauté, à s’en réjouir et à poser un regard lucide et déterminé sur ce qui est en train de la saccager. Dans une ère marquée par l’ambiguïté, passer en un éclair d’une humeur primesautière à la plus profonde des gravités n’est pas faire preuve d’inconstance. Cultiver son esprit et regarder la catastrophe en face sans y perdre toute légèreté n’est pas de l’insouciance. Et se retirer de l’anormalité du monde pour mieux l’embrasser n’est pas une désertion. Ce va-et-vient, cette gymnastique des confins, est une des plus belles manières d’éviter le cynisme comme l’angélisme, et, in fine, de laisser dignement humain.
Samuel : Pourquoi est-ce que tu as choisi ce passage ?
Corinne : Je pense que ces derniers paragraphes capturent l’essence de ce que j’ai voulu exprimer dans ce livre, qui n’est pas simple à résumer. Comme tu l’as mentionné en introduction, je ne suis ni universitaire ni chercheuse. Je n’écris pas des essais structurés avec une thèse, un plan, ou une argumentation rigoureuse. Ce livre s’est davantage construit autour de réflexions, de souvenirs, de pensées qui s’enchaînent de manière spontanée. On passe d’un sujet à l’autre, de la broderie en prison au Rojava, d’un voyage en Inde au militantisme. C’est fluide, chaotique, mais peut-être que ces dernières lignes en saisissent l’essentiel.
Samuel : J’aimerais commencer par une question qui me semble centrale dans ton travail, comme un fil rouge. On a parfois l’impression que le militantisme implique de se battre sans cesse, au point de perdre de vue ce qui nous apporte de la joie. Est ce que c’est quelque chose que tu as ressenti ?
Corinne : Oui, absolument. C’est une expérience que j’ai vécue et que je constate autour de moi. Il y a une culture du militantisme qui peut sembler assez dure, presque guerrière, parce que les attaques sont nombreuses et on se sent souvent très minoritaires. Cela pousse à être sur la défensive, à s’acharner pour obtenir des victoires, parfois à se battre « avec les dents ». Mais cette énergie déployée nous fait aussi perdre de vue certaines choses simples, comme la beauté du quotidien, la poésie, la nature. Des aspects qui deviennent alors perçus comme accessoires, voire comme des privilèges bourgeois.
Samuel : Est ce que tu penses que cette manière de voir les choses est nuisible à la lutte ?
Corinne : Oui, je pense que ça nous affecte à plusieurs niveaux. Cela joue sur l’image que nous renvoyons de nos engagements, mais aussi sur notre propre bien-être. Cette course à l’effort constant peut même mener à des burn-out militants. C’est d’autant plus frappant quand on pense aux récits historiques : ceux des prisonniers ou des détenus politiques, par exemple, montrent qu’il y a toujours eu des moments d’évasion par l’émerveillement, même dans les situations les plus dures. C’est le cas de deux femmes que je cite abondement, comme Leyla Guven (femme politique kurde emprisonnée depuis 2022) en Turquie ou Rosa Luxembourg en Allemagne, cette figure incontournable du début du siècle dernier.
Samuel : Rosa Luxembourg justement tu en parles longuement dans ton livre. Qui était-elle pour toi ?
Corinne : Une grande révolutionnaire, féministe, pacifiste, qui s’est battue contre l’entrée en guerre et a passé beaucoup de temps en prison pendant la Première Guerre mondiale. Ce qui me fascine chez elle, c’est qu’au milieu de cette horreur, elle a continué à écrire sur la beauté des petites choses : la course des nuages, une coccinelle gelée en hiver, la nature qui renaît au printemps. Elle montrait que ces moments d’émerveillement n’affaiblissent pas nos convictions. Au contraire, ils peuvent renforcer nos luttes. C’est pour ça que je l’évoque souvent, pour rappeler que la beauté et la joie ne sont pas des éléments secondaires de l’engagement politique, mais qu’ils apportent une profondeur, un supplément d’âme.
Samuel : Justement, dans un monde en crise, est-ce qu’écrire a encore un sens ?
Corinne : C’est une question que je me pose souvent. J’avais même organisé une table ronde à ce sujet, l’été dernier, avec des autrices. Continuer à écrire dans un monde qui s’effondre, est-ce sérieux ? Chacune avait sa réponse, mais pour moi, c’est essentiel de rester honnête avec soi-même. Si mon seul but était d’avoir un impact direct, je ne choisirais peut-être pas l’écriture, mais une autre forme d’expression, comme les séries sur Netflix. Écrire me procure du plaisir, et ça a son importance. Cependant, je crois que les livres, même s’ils ne changent pas le monde immédiatement, jouent un rôle. Ils offrent des imaginaires, des horizons désirables, mais cela n’a de sens que si, à côté de cela, il y a des actions concrètes de résistance qui rendent ces autres mondes possibles.
Samuel: Autre pan que tu évoques longuement dans ton livre, c’est le principe de « subsistance ». Comment est-ce que tu définis ce concept ?
Corinne : La subsistance, c’est un concept développé dans les années 70 par des éco féministes allemandes, notamment Maria Mies. L’idée, c’est de regarder le monde par le bas, depuis la vie quotidienne. Il s’agit de s’émanciper de la domination patriarcale, coloniale, productiviste et d’envisager des formes d’autonomie politique et matérielle dès maintenant, sans attendre un hypothétique « grand soir ». Ce qui me frappe dans cette perspective, c’est qu’elle nous invite à reprendre le contrôle localement, là où c’est possible, sur notre alimentation, notre énergie, nos besoins essentiels. Ce n’est pas juste un projet théorique : c’est extrêmement concret. Comment devient-on moins dépendant du complexe agro-industriel ? Comment s’organise-t-on collectivement pour assurer notre subsistance face à des crises majeures, qu’elles soient environnementales ou politiques ?
Samuel : En fin de compte, c’est une manière d’être moins vulnérable face aux crises que nous traversons ?
Exactement. Face aux ruptures d’approvisionnement, aux États de plus en plus autoritaires, ou même à une panne du numérique, il faut se poser la question de comment on se rend moins vulnérables. On ne peut pas y arriver seuls : il faut s’organiser collectivement. Ce n’est plus seulement une question de survie individuelle mais bien de construire une résilience collective
Samuel : Comment cette idée se traduit-elle dans l’action militante aujourd’hui ?
Corinne : Dans mon livre, je parle de ce que j’appelle une stratégie « performatrice ». C’est-à-dire réaliser des actions qui, par leur simple existence, créent déjà un changement. Par exemple, à Marseille, des habitants excédés par l’absence de ralentisseurs devant une école ont peint eux-mêmes les marquages sur la route. C’est une forme d’action qui n’attend pas une autorisation de l’État ou une validation institutionnelle. C’est un acte direct, concret. De la même manière, planter un arbre fruitier, c’est déjà un geste pour la biodiversité et l’alimentation. Ces actes, qu’ils soient petits ou grands, sont essentiels et montrent qu’il n’est pas nécessaire d’être des millions pour agir.
Samuel : Est ce que ça veut dire que tu remets en cause les stratégies classiques de mobilisation de masse ?
Corinne : En partie, oui. J’ai quitté la politique institutionnelle car je pense que la logique du rapport de force par le nombre, qui consistait à se rassembler massivement pour peser sur les décisions politiques, a atteint ses limites. On l’a vu récemment avec les mouvements sociaux comme les Gilets Jaunes ou les pétitions comme « L’Affaire du Siècle ». Le nombre ne suffit plus. C’est pour cela que je propose de rediriger une partie de notre énergie vers des actions performatives, en y ajoutant deux dimensions essentielles. D’abord, la dimension préfigurative : comment ces actions incarnent dès aujourd’hui le monde que nous souhaitons voir émerger ? Enfin la dimension offensive, est ce que ces actions viennent bousculer le système capitaliste contre lequel on se bat ?
Samuel : Peut-être pour conclure, puisque le temps file, est-ce que ces trois dimensions — le performatif, le préfiguratif et l’offensif — ont la même importance à tes yeux ?
Corinne : La dimension offensive me paraît peut-être moins importante en ce moment. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas mener d’actions offensives, mais il ne faut pas les sacraliser non plus. Tout le monde ne peut pas ou ne veut pas risquer l’affrontement direct, et ce n’est pas une faiblesse. Par exemple, tricoter un pull pour l’hiver, c’est aussi une forme d’action performative : une fois que vous avez tricoté votre pull, vous ne dépendez plus d’un marché de la fast-fashion. Cela peut sembler anodin, mais c’est un geste autonome. Ce n’est pas parce qu’une action est modeste ou douce qu’elle est insignifiante, on en a besoin pour accueillir de nouvelles personnes dans nos mouvements. On ne passe pas directement d’un podcast ou d’une lecture à des actions radicales et déter.